Source: The Conversation
Date: 22/04/2020
Cet article provient du travail réalisé par les auteurs dans le cadre du livre collectif « L’économie africaine 2020 », paru aux éditions La Découverte en janvier 2020.
Les électeurs maliens ont été appelés aux urnes une nouvelle fois lors des législatives des 29 mars et 17 avril dernier. Un rendez-vous démocratique d’autant plus important que le Mali est confronté à la nécessité de reconstruire un contrat social entre l’État et les citoyens. Les réflexions sur les lois foncières entamées depuis les États généraux du foncier en 2009 sont un point de départ fondamental de ce processus.
Certains commentateurs expliquent les violences qui agitent l’Afrique subsaharienne par des facteurs religieux ou communautaires. Les témoignages de ce type restent partiels.
Comme dans de nombreux pays du continent africain, le Mali est constitué d’une mosaïque de populations. Malgré des accords de paix signés en 2015, ces groupes sociaux se déchirent au cours de crises politiques récurrentes depuis l’indépendance. Ils dessinent ainsi l’image d’un pays divisé, aux espaces alternativement contrôlés par des forces militaires étatiques, djihadistes ou communautaires. Or loin d’attribuer une origine ethnique à ces conflits, nous défendons la thèse que nombre de tensions qui parcourent le Mali sont principalement dues à la fragilisation de l’équilibre entre trois systèmes de production – l’agriculture, l’élevage et la pêche – et, par conséquent, à la pression exercée sur le foncier et sur les ressources naturelles.
L’examen de l’histoire des systèmes d’appropriation de la terre au Mali, de l’époque précoloniale à nos jours, est à cet égard porteur de nombreux enseignements.
La légitimité des autorités coutumières dans la période précoloniale
L’accès à la terre, dans les sociétés rurales précoloniales, s’effectuait au travers d’un ensemble de règles, normes et coutumes sociales mêlant droits individuels et collectifs, temporaires et permanents. La propriété individuelle exclusive, matérialisée par des « titres de propriété », est un concept hérité de la colonisation. Auparavant, les différents royaumes et empires qui se sont constitués en Afrique de l’Ouest reposaient sur ce que l’on appellerait aujourd’hui une « décentralisation » et une délégation des responsabilités depuis le sommet jusqu’aux institutions locales. À ces dernières était conférée une importante autonomie qui leur permettait de faire coexister plusieurs modes de gestion des terres. Les activités de culture sédentaires et d’élevage nomade pouvaient ainsi se dérouler de manière complémentaire. Des mécanismes de gestion et de résolution des conflits, adossés à une justice traditionnelle, permettaient d’apporter des réponses aux différends liés à l’accès à la terre et aux ressources naturelles.
Ces logiques coutumières variées découlaient de principes ancestraux justifiés par la spiritualité et les traditions locales. La terre nourricière, sacrée, demeure d’esprits et de puissances surnaturelles, était considérée comme inaliénable, inappropriable. Chaque village définissait ensuite individuellement les modalités concrètes d’application de ces principes, explicitement ou tacitement. C’est donc à l’échelle très locale que constituait le village que se prenaient les décisions relatives à l’accès à la terre pour les communautés concernées.
L’affaiblissement des modèles précoloniaux
L’arrivée des colons européens a fragilisé ces systèmes. Conformément aux conceptions occidentales, les terres ont fait l’objet d’une répartition et d’une appropriation systématiques. Les terres qui relevaient des villages sont passées sous le contrôle des cercles coloniaux, tandis que les terres considérées comme « vacantes et sans maîtres » étaient automatiquement inclues au domaine de l’État. Des droits d’usage étaient reconnus pour les populations locales. À moins que des décisions nationales ne leur retirent ce droit…
Lorsque le pays accède à l’indépendance en 1960, le modèle étatique n’est pas remis en question par les classes politiques maliennes. Le contrôle du foncier est devenu l’un des critères de la constitution du nouvel « État-nation ». Cette notion pourtant héritière d’une philosophie européenne éloignée des traditions spirituelles et politiques d’Afrique subsaharienne consacre, jusqu’à aujourd’hui, l’État comme incarnation au niveau politique d’une communauté unique et unie dans un désir de vivre-ensemble matérialisé par le « contrat social ».
Conséquence de ces choix historiques complexes : l’existence de nos jours, sur les territoires, de différents registres de droits à la terre – nationaux, coutumiers, locaux – qui coexistent sans lien hiérarchique. La volonté des États à mettre en œuvre des politiques de formalisation systématique et individuelle des droits coutumiers inadaptées aux réalités locales joue un rôle dans la montée des conflits.
Quelle réglementation foncière pourrait résoudre cette impasse ?
Des innovations juridiques récentes qui réconcilient droits coutumiers et enjeux contemporains
Dès 1986, le Mali s’est attelé à la tâche consistant à réconcilier et à faire coexister des logiques d’utilisation du foncier en apparence contradictoires. Le Code domanial et foncier (Loi 86-91/AN-RM du 1ᵉʳ août 1986) puis la loi d’orientation agricole (n°06-40/AN-RM) du 5 septembre 2006 actent officiellement la reconnaissance des droits coutumiers individuels et collectifs sur les terres non enregistrées dans le registre foncier. Cette décision est symboliquement lourde de conséquences : elle inclut formellement dans un code de lois contemporain des éléments de droit foncier d’origines écrite et orale.
Au terme d’un long processus de consultation et de concertation dans la population malienne, qui rassemblait communautés rurales, agriculteurs, pasteurs et commissions villageoises, la loi sur le foncier agricole du 11 avril 2017 crée un nouveau cadre légal inclusif qui reconnaît différentes instances de dialogue dans les cas de litiges fonciers. En particulier, la loi reconnaît au village une légitimité comme partie prenante et décisionnaire dans le règlement des conflits, via l’instauration de commissions foncières locales qui mobilisent les us et coutumes locaux pour traiter les désaccords.
Cette relégitimation des systèmes d’organisation locaux permet ainsi aux conflits fonciers de trouver une première enceinte de dialogue. Cela confirme bien que ce n’est pas l’ethnie qui est à la racine des conflits contemporains, mais bien plutôt le problème de coexistence de différentes légitimités dans la gestion et les modes d’accès à la terre. En ce sens, les innovations juridiques en cours au Mali créent un espoir pour de nombreuses communautés d’Afrique subsaharienne. C’est la possibilité que tous ces acteurs puissent construire ensemble, dans le dialogue et la reconnaissance de ces intérêts divergents mais non contradictoires, un régime foncier sécurisé et sécurisant.
Vers de nouveaux communs fonciers au Mali
Ces innovations juridiques peuvent être lues à la lumière des communs, un autre cadre de gouvernance qui connaît une forte revitalisation depuis quelques années, sur le continent africain et au-delà. Au sein des communs, une communauté établit des règles propres à garantir la gestion et la perpétuation d’une ressource (naturelle, comme la population halieutique d’un lac, ou immatérielle, comme une banque de données sur le trafic routier d’une ville, un code génétique, etc.) en bonne intelligence. Cette ressource n’appartient en propre à personne, mais il est dans l’intérêt de la collectivité qu’elle soit maintenue au fil des temps. Indépendamment des questions ethniques, c’est la gestion de la ressource qui est au cœur des préoccupations de la communauté.
La mise en place de dialogues inclusifs autour des conflits fonciers au Mali ainsi que l’instauration de commissions foncières locales s’inscrivent donc dans une histoire qui remonte aussi bien aux traditions précoloniales qu’à des expérimentations contemporaines internationales.
Les communs font pleinement écho aux enjeux actuels des élections au Mali qui posent les questions de légitimité des représentations locales et de respect du principe de subsidiarité dans la mise en œuvre des politiques publiques.
Preuve, s’il en est, qu’il ne suffit pas de jeter un regard arrogant sur les conflits récents et d’utiliser des cadres d’analyse dépassés pour en comprendre la teneur ; l’Afrique a, une nouvelle fois, une longueur d’avance sur les apprentis politologues de l’ancien monde.
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