Date: 6 juin 2017
Par: Julie Chaudier
Le statut ambigu des terres collectives héritées de la colonisation donne à l’Etat toute latitude pour mobiliser lorsque bon lui semble ce qu’il considère comme un «réservoir foncier», en dépit du droit de propriété que les tribus conservent bel et bien sur ces terres.
Lorsque l’on ne peut pas faire ce que l’on veut de sa terre, s’opposer à sa vente ni décider librement de son prix, en est-on encore vraiment propriétaire ? Les terres collectives, héritages des territoires des grandes familles amazighes antérieures à l’invasion arabe du Maroc, ont été placées en 1919 sous la tutelle de l’Etat… devenue très envahissante. Elle stipule clairement que la tribu et les terres collectives «sont la propriété des collectivités ethniques» mais elles sont «imprescriptible, insaisissable et inaliénables», exception faite de «l’Etat, des établissements publics des collectivités locales ou ethniques qui peuvent les acquérir».
Cette situation ambigüe a été voulue par l’administration coloniale française. «Edouard Michaux-Bellaire (1924), éminent spécialiste des tout débuts du protectorat, donne en 1924 un résumé très clair des intentions du législateur», explique Nabil Bouderbala, chercheur et spécialiste du droit foncier au Maghreb dans «Les systèmes de propriété foncière au Maghreb. Le cas du Maroc» (1999).
«L’objectif du protectorat, selon lui, est d’offrir des terres à la colonisation mais en évitant les conséquences négatives que l’expérience algérienne a pu faire apparaître, c’est-à-dire le refoulement et le cantonnement des collectivités indigènes par des prélèvements excessifs au bénéfice de la colonisation. Les Jmaâ (collectivités foncières) sont des personnes morales qui ont sur leurs biens fonciers une pleine propriété. Mais cette propriété est exercée sous la tutelle de l’Etat, en l’occurrence la toute puissante Direction des Affaires indigènes. Les intentions de l’autorité coloniale sont donc doubles : soustraire les terres collectives au marché et aux appétits des colons, mais aussi mettre les collectivités sous contrôle politique.»
L’Etat marocain moderne a remplacé l’administration coloniale mais en a conservé les lois. Aujourd’hui, le dahir de 1919 permet à l’Etat marocain de «valoriser» librement ces terres qu’il considère comme improductives car 85% d’entre elles sont des terres de parcours pour les troupeaux, le reste étant constitué de petites exploitations agricoles. Le ministère de l’Intérieur les vend donc aux promoteurs publics et privés lorsqu’ils se présentent.
Des tribus «mal représentées»…
Dans la pratique, les membres d’une tribu n’ont pas réellement le loisir de résister à leur tutelle puisqu’elle est juge et partie. Le ministère de l’Intérieur présente en effet aux membres de la tribu un acheteur, qui en est l’intermédiaire, puis intervient directement dans la nomination de ceux qui doivent donner leur accord au nom de la tribu. Les nouabs peuvent en effet être élus par la tribu ou nommés directement par le caïd avec l’accord d’une douzaine de membres de la tribu.
«Dans les deux cas, le caïd doit être d’accord. Si la tribu vous élit mais que le caïd est contre, vous ne passerez pas, explique Rkia Bellot, naïba de la tribu de Mehdia et fer de lance de la lutte des Soulaliyates. Le but de l’enquête de personnalité du caïd sur chaque candidat a, je pense, justement pour but de choisir des gens gentils, pas difficiles, qui ne s’opposent pas, ne critiquent pas et ne peuvent pas dire non.»
A Sidi Bouknadel, près du complexe immobilier de luxe La Plage des Nations, au nord de Salé, certains membres de la tribu des Ouled Sbita sont en colère. «Nous étions d’accord pour céder la partie de nos terres qui allait de l’oued jusqu’à la mer mais ils ont pris plus que ça ! La deuxième partie, nous n’avons jamais accepté de la vendre !», accuse Saïda Seqqat. La jeune femme qui vit dans l’une des petites exploitations agricoles menacées par le projet immobilier de luxe d'Addoha mène la lutte depuis plusieurs années pour faire entendre sa voix, jusqu’à présent sans succès.
«Les collectivités ethniques (tribus) sont mal représentées, estime Najat Sedki, doctorante à l’Institut national d’aménagement et d’urbanisme, à Rabat, spécialiste du droit foncier urbain. Même à l’époque où la gestion de ces terres était rigoureuse, je ne pense pas que les naïbs pouvaient faire face à l’administration.» Dans les faits, estime Rkia Bellot, «les membres de la tribu ne peuvent pas s’opposer à l’expropriation. Les gens sont généralement pauvres et ils se disent que quand l’Etat a besoin des terres, il vaut mieux accepter et que chacun ait sa part.»
…et des collectivistes expropriés
Leur résistance est d’autant plus faible qu’en périphérie des grandes villes, les tribus ont été fortement influencées par la propriété privée. «Peu à peu, lors de la redistribution traditionnelle des terrains au sein de la tribu en fonction du nombre de garçons mariés, certains notables se sont accaparés de grandes superficies. Certaines années la redistribution n’a pas été faite, de sorte que certains ont gardé de grandes surfaces à cultiver tandis que d’autres familles grandissaient sur de petites surfaces», explique Najat Sedki.
En conséquence, en dépit de conflit régulier avec les ayants droit, l’Etat a les mains libres pour faire de ces terres ce que bon lui semble. Il est ainsi frappant de voir revenir régulièrement dans le discours public le terme de «réservoir foncier» pour qualifier les terres collectives. En fait, «l’Etat agit comme s’il avait un droit sur ces terres et ne fait pas de distinction entre les terres guichs, dont il détient effectivement la propriété finale, et les terres collectives qui appartiennent totalement aux tribus ; de sorte qu’à chaque fois qu’il y a un projet, il exproprie les collectivistes, conclut Najat Sedki. A travers le ministère de l’Intérieur, il réserve ces terres pour distribuer le pouvoir au sein de la société. Elles ne sont pas toujours réquisitionnées pour la planification urbaine ; elles sont parfois utilisées comme des jokers pour faire face à la colère sociale par exemple, pour la construction de logements sociaux. Acheter un terrain privé pour les réaliser coûterait très cher, tandis qu’exproprier des tribus coûte beaucoup moins cher.»
«Une opération de bon voisinage»
Le prix auquel sont vendues les terres collectives est souvent extrêmement bas. En 2001, la tribu de Mehdia a cédé 16 hectares à la municipalité de Kenitra contre la somme de 16 millions de dirhams, soit 100 dirhams le mètre carré. A Témara, la tribu Arb s’est vu racheter la terre à 60 dirhams/m². Les Ouled Sbita, à Sidi Bouknadel, au niveau de la Plage des Nations, ont vendu 50 dirhams/m². S’ajoutent cependant diverses indemnités.
A Sidi Bouknadel, «les terres que nous avons achetées à l’Etat (la Caisse de dépôt et de gestion a servi d’intermédiaire avec les Ouled Sbita, ndlr) étaient nues, il a fallu investir dans la connexion au réseau d’eau et d’assainissement», insiste Saad Sefrioui, directeur général délégué d’Addoha et neveu de son fondateur Anas Sefrioui, troisième fortune du pays. «Il faut également ajouter 20 millions d’impenses pour dédommager les agriculteurs de la perte de leurs exploitations et 315 lots de terrains viabilisés sur 10 hectares pour 100 millions de dirhams, à la demande des autorités», énumère-t-il. «On l’a fait avec plaisir, c’était une opération de bon voisinage.» Rapportées au même carré, l’ensemble a coûté à Addoha environ 85 dirhams le mètre carré, encore loin du prix du marché. A titre de comparaison, certains terrains nus - mais viabilisés - se vendent 3 000 dirhams le mètre carré à Salé.
Ces indemnités et impenses renforcent l’idée que les membres des tribus ne seraient que des ayants droit à qui l’on retire seulement un droit d’usage des terres, sans quoi pour quelle raison auraient-ils droit à des indemnités plutôt que de bénéficier simplement du prix du marché ? «Actuellement, le ministère de l’Intérieur cherche à régulariser des opérations de vente qui ont été faites il y a plusieurs années chez nous. Je leur répond : je vous donne mon accord à condition que l’on applique le prix du marché», dit Rkia Bellot.
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