Date: 25 janvier 2017
Source: Liberté
Entretien réalisé par Hamid SaÏdani
L’exploitation des terres agricoles du domaine privé de l’État se trouve dans la même situation que celle qui a prévalu à la veille de la promulgation de la loi n°10-03 en 2010. Que doit-on faire pour impulser une véritable dynamique d’investissement dans l’agriculture ? M. Ahmed-Ali, cadre supérieur au ministère de l’Agriculture, à la retraite, apporte des éléments de réponse.
Liberté : Peut-on faire un bilan de la mise en œuvre de la loi 10-03 du 15 août 2010 fixant les conditions et les modalités d’exploitation des terres agricoles du domaine privé de l’État ?
Ahmed-Ali : La loi 10-03 appelée communément “Loi sur les concessions agricoles” ou “Loi Benaïssa”, du nom du ministre de l’Agriculture en fonction au moment de sa promulgation, a un peu plus de 6 ans. Elle est venue en principe apporter du nouveau pour le bien-être des agriculteurs, relancer la production et l’investissement et améliorer la sécurité alimentaire du pays. Son contenu et son esprit prennent en charge l’essentiel des insuffisances et contraintes rencontrées lors de la mise en œuvre de la loi de 1987. Deux bilans peuvent être établis à ce sujet.
Le premier bilan concerne l’opération de conversion du droit de jouissance en droit de concession qui consiste à transformer l’acte administratif portant droit de jouissance perpétuel en vertu de la loi de 1987 en acte de concession portant droit de concession tel que prévu par la loi de 2010 pour chacun des 219 000 concessionnaires exploitant 2,5 millions d’hectares.
L’opération tire à sa fin après six années et qui a mobilisé des moyens financiers matériels et humains considérables de l’Onta (Office national des terres agricoles) et de l’administration des domaines et de la conservation foncière. Il reste encore, comme l’a déclaré récemment le ministre de l’Agriculture, quelques dossiers non encore traités par les commissions ad hoc de wilaya ou se trouvant au niveau des juridictions.
Le deuxième bilan porte sur la mise en œuvre des dispositions prévues par la loi. À ce sujet, il faut dire que toutes les autres dispositions contenues dans la loi sont gelées, et qui sont directement en rapport avec la gestion et l’administration de l’exploitation agricole. Ainsi, il est malheureux de constater que l’exploitation des terres agricoles du domaine privé de l’État se trouve dans la même situation que celle qui a prévalu à la veille de la promulgation de la loi n°10-03 du 15 août 2010.
Mais pourquoi un tel retard ?
D’abord il fallait achever totalement l’opération de conversion du droit de jouissance en droit de concession qui a pris énormément de temps, comme nous l’avons souligné plus haut, alors qu’il était possible d’engager les autres dispositions au fur et à mesure de l’avancement de ladite opération. Ensuite les procédures de leur mise en œuvre n’ont pas encore été élaborées, empêchant ainsi les exploitants agricoles concessionnaires de disposer pleinement de l’exercice de leur droit de concession, étant entendu que ces procédures relèvent des compétences, conjointement des administrations chargées de l’agriculture et du domaine national.
De quelles contraintes s’agit-il exactement ?
Il faut reconnaître que les exploitants attendaient depuis très longtemps la levée des contraintes à leur activité, comme par exemple sortir de l’indivision ou céder leurs droits de concession ou encore engager des opérations de partenariat. Ils espéraient beaucoup dans les nouveautés apportées par la loi de 2010.
Parmi ces nouveautés, il faut citer en premier lieu la constitution de l’exploitation agricole individuelle et par conséquent la sortie de l’indivision de l’exploitation collective ; il s’agit de l’un des axes principaux introduits par la nouvelle loi de 2010. C’est une disposition qui ne fait que traduire une réalité informelle reconnue et qui répond parfaitement aux espoirs de milliers d’agriculteurs afin de régulariser des partages informels effectués très vite au lendemain de la mise en œuvre de la loi de 1987, pour contourner la naissance de conflits au sein des jeunes exploitations collectives.
En effet, le recensement général de l’agriculture réalisé en 2001 a dénombré l’existence de 105 172 exploitations agricoles individuelles, alors que les statistiques officielles ne portent que 66 522, soit une augmentation de 38 650 exploitations.
L’avantage de la nouvelle loi est non seulement de corriger les inégalités induites par les partages effectués, mais également de rectifier les partages non conformes aux dispositions législatives et réglementaires relatives au morcellement des terres agricoles.
Le plus important est de donner la liberté à chaque concessionnaire de disposer comme il le souhaite de son droit, pour libérer les initiatives et ouvrir les possibilités d’investissement et d’accès nécessaire au crédit bancaire, sous réserve évidemment du respect, comme souligné plus haut, des prescriptions réglementaires en matière de lutte contre le morcellement des terres.
Des partages amiables seront certainement favorisés, par les exploitants agricoles, sur les partages judiciaires, et le tout dans le cadre des dispositions du code civil.
Il est certain que de nombreuses situations seront introduites auprès des sections foncières des juridictions qui devront s’y préparer pour juger rapidement les affaires et éviter ainsi des pertes préjudiciables aux investissements et aux patrimoines vivants, végétal et animal des exploitations. C’est également le cas de la cession du droit de concession. La loi de 2010, a énoncé le principe de la cession du droit de concession avec la possibilité d’acquisition de plusieurs droits de concession par un seul exploitant, sous réserve que les parcelles concernées soient d’un seul tenant et dont la superficie ne doit pas dépasser 10 fois la superficie de référence fixée par voie réglementaire. Cette disposition n’est pas encore entrée en vigueur officiellement, bien que des transactions occultes se sont produites et se produisent encore, dont certaines se sont opérées sous l’empire de la loi de 1987 et non encore régularisées. De nombreux concessionnaires sont en attente de voir la publication des procédures pour pouvoir céder leurs droits, et pour certains d’entre eux, pouvoir tirer la rente foncière tant attendue pour s’investir dans une activité plus rentable.
Dans ce cadre, deux questions doivent trouver rapidement des réponses appropriées, la première concerne le prix de cession pour lequel les procédures devront trancher entre l’évaluation domaniale et le prix du marché, et la deuxième devra trancher entre le notaire et l’administration des domaines au sujet de la formalisation de l’acte de cession.
Il semble justement que ce sont les deux principales contraintes rencontrées par les exploitants concessionnaires…
Effectivement, ce sont les deux principales contraintes pour lesquelles il faudra rapidement répondre aux doléances des concessionnaires, sinon et puisque, comme dit l’adage, “la nature a horreur du vide”, l’informel va continuer à régner sur les terres agricoles du domaine de l’État, comme ce fut le cas durant 30 années sous l’empire de la loi de 1987.
Il y a également la disposition concernant le partenariat, qui peut constituer une solution pour les exploitants qui ont déjà engagé dans l’informel des contrats de location parfois à long terme avec des détenteurs de fonds privés.
Les procédures doivent préciser le rôle de l’ONTA, sur le contrôle du contrat de partenariat ainsi que la nature de sa publication dont fait référence l’article 20 de la loi et qui ne s’apparente nullement à une publicité foncière puisqu’il n’y a aucun transfert de propriété à formaliser, mais plutôt à une publicité, dans le Bulletin officiel des annonces légales (BOAL), conformément au décret exécutif n°16-136 du 25 avril 2016. En outre, il est indispensable d’établir un modèle de contrat conjointement entre l’ONTA et la Chambre nationale des notaires pour uniformiser les concepts et aider les notaires dans la passation des contrats et les magistrats dans le traitement des contentieux.
Où en est la mise en œuvre des sanctions à l’encontre des concessionnaires ayant contrevenu à la loi ?
Les cas de manquements aux obligations des concessionnaires énumérés textuellement par la loi de 2010 sont sanctionnés par la résiliation administrative de l’acte de concession et non plus par voie judiciaire comme c’était le cas dans la loi de 1987. Là, également, cette disposition n’est pas encore entrée en vigueur en raison de l’absence de procédures.
Cette carence de l’administration encourage les contrevenants à la loi à persister dans leurs comportements de détournement de la vocation agricole des terres, de sous-location ou encore de non-paiement de la redevance domaniale nécessaire à financer les activités de l’ONTA. Les modalités d’indemnisation des biens superficiaires des concessionnaires concernés par la résiliation de leurs droits de concession ainsi que la provenance des fonds financiers nécessaires devront également être précisées. Les recours qui seront inévitablement introduits auprès des juridictions impliqueront bien évidement des situations particulières pour la gestion des investissements de l’exploitation.
La lecture de la loi révèle d’autres dispositions non encore appliquées…
Effectivement, d’autres dispositions sont prévues par la loi, mais non encore appliquées ; il s’agit de l’exercice du droit de préemption par l’ONTA en cas de cession du droit de concession, de la rétrocession des terres rendues disponibles, de la saisie du droit de concession, notamment, par les institutions de crédits et de la transmissibilité du droit de concession en cas de décès du concessionnaire. Toutes ces dispositions méritent que des procédures soient établies pour permettre leur mise en œuvre, c’est ce qui fait défaut pour l’instant.
Peut-on dire que nous sommes, pour ainsi dire, devant un nouveau statu quo ?
Ces retards nous font penser aux mêmes contraintes rencontrées dans la mise en œuvre de la loi de 1987 qui n’a été concrétisée, faut-il le rappeler, qu’à travers l’établissement des actes administratifs des exploitations agricoles collectives et individuelles (EAC et EAI) ; en d’autres termes, nous sommes en train de revivre la loi de 1987.
Certainement que des raisons objectives et/ou subjectives sont à l’origine de ce statu quo. La prudence des différents gouvernements à traiter les questions foncières, aux conséquences imprévisibles et qui supposent déranger la paix sociale, notamment à l’approche des multiples échéances électorales, n’est pas à écarter, comme il est possible également qu’il s’agisse uniquement du peu d’intérêt des pouvoirs publics et de leur mauvaise appréciation de l’importance de la mise en œuvre de la loi par rapport à d’autres actions considérées prioritaires.
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