L'une des migrations marines les plus spectaculaires au monde est la course des sardines (sardine run) du KwaZulu-Natal également appelée le « plus grand banc de poissons sur terre » qui a lieu pendant l'hiver de l'hémisphère sud et implique le déplacement de dizaines voire des centaines de millions de sardines des eaux chaudes de la côte méridionale de l'Afrique du Sud vers les eaux subtropicales de la côte orientale, distantes de plus de mille kilomètres.
Cette migration annuelle massive, signalée pour la première fois en 1853, est déclenchée par la remontée des eaux froides de la côte sud-est de ce pays, au cours de laquelle ces eaux riches en nutriments remontent des profondeurs, créant un réseau alimentaire très productif.
La migration attire un grand nombre de prédateurs: les bancs de sardines se dirigeant vers le nord sont suivis par des oiseaux de mer, des requins, des phoques, des dauphins et même de grandes baleines à fanons. Ces prédateurs dévorent le plus de sardines sans défense possible, avec d'autant plus de facilité que leurs proies sont prises en sandwich entre la terre ferme et les eaux chaudes et tropicales du courant des Aiguilles s'écoulant vers le sud et qui dépassent le seuil de tolérance physiologique des sardines.
Pire encore, les poissons qui survivent à la prédation n'ont toujours pas la vie facile: le voyage est si éprouvant que les sardines qui arrivent finalement sur la côte orientale sont émaciées. Ce constat va à l’encontre de ce que les scientifiques comprennent des migrations animales, de tels mouvements de populations à grande échelle procurent normalement un « avantage sélectif » en permettant aux animaux d'utiliser de manière optimale les ressources environnementales.
Les inconvénients évidents de la participation à la course des sardines devraient-ils donc être largement compensés par des avantages de survie ? D’après nos nouvelles recherches, la réponse est négative car es raisons qui justifient le comportement de ces poissons se trouvent dans leurs gènes.
Une population distincte de la côte est ?
Une explication couramment donnée sur la migration des sardines est qu'elle pourrait être une relique d'un comportement de frai remontant à la dernière période glaciaire datant d’environ 10 000 ans. En effet, cet habitat subtropical actuel de l'océan Indien avait été peut-être une zone de reproduction à cause de ses eaux plus fraîches.
À la fin de la période glaciaire, les sardines se seraient adaptées sur le plan physiologique pour tolérer les conditions subtropicales de cette région et auraient évolué pour devenir une population distincte de la côte et qui continue à y frayer à ce jour. Ces poissons se mélangent aux sardines de la côte sud pendant l'été, puis se séparent en hiver lorsqu'elles migrent vers la côte orientale. La présence d'œufs de sardines dans le plancton confirme que le frai a bien lieu dans cette région.
Curieusement, nous avons découvert que les sardines participant à la migration ne font pas partie d'une population distincte de la côte est. Par contre, elles sont principalement originaires de la côte ouest de l'Afrique du Sud où les eaux sont plus froides. Alors, pourquoi migreraient-elles à l'autre bout du pays, pour se retrouver dans un habitat manifestement trop chaud pour elles ? Nous pensons que cette espèce est attirée dans ce qui s'apparente à un piège écologique – un exemple rare de migration de masse ne présentant aucun avantages de survie manifestes.
Analyses génomiques
Nos recherches sont parties de l'hypothèse que leur course représente la migration de frai d'un banc distinct de sardines, suffisamment adaptées sur le plan physiologique pour tolérer ces conditions subtropicales.
Les caractéristiques physiques et d'autres données indiquent que les sardines de la côte est sont effectivement différentes, ce qui peut toutefois résulter de l’impact de pressions environnementales diverses, notamment du stress lié à la participation à la migration. Nous savions qu’une meilleure compréhension des caractéristiques génétiques héréditaires de ces poissons confirmerait cette hypothèse grâce à des preuves plus solides ou alors la réfuterait.
Nous avons donc utilisé des milliers de marqueurs génétiques provenant des génomes de centaines de sardines capturées dans toute l'aire de répartition sud-africaine de l'espèce et, bien que la plupart d’entre eux aient révélé une différenciation minimale, une série de marqueurs génétiques avec un signal d'adaptation à la température de l'eau ont mis en lumière des différences régionales.
Nous avons trouvé les preuves de l'existence de deux populations qui ne concernent pas les sardines de la côte est qui ne présentent pas de signes distinctifs. Nous avons découvert des différences génétiques au sein de l'aire de répartition tempérée de l'espèce, une population étant associée à la côte ouest de l'Afrique du Sud, tempérée froide (océan Atlantique), et l'autre, à la côte sud, tempérée chaude (océan Indien).
Ce lien étroit avec la température de l'eau semble montrer que l'adaptation thermique préserve ces caractéristiques régionales, chaque groupe de population étant adapté à la gamme des températures propres à sa région d’origine.
Les sardines participant à la course sont clairement affiliées à la population de la côte ouest. Non seulement celles-ci ne sont pas bien adaptées aux conditions subtropicales, mais elles préfèrent en fait les eaux plus froides ascendantes du sud-est de l'océan Atlantique.
Des énigmes majeures résolues
Cette étude résout quelques-unes des énigmes majeures entourant la course des sardines, qui prennent tout leur sens à la lumière de ces nouvelles preuves.
Nos découvertes permettent d’expliquer pourquoi seule une infime partie des sardines présentes sur la côte sud participe à la remontée des eaux. Majoritairement, ces poissons sont originaires de cette région et adaptés aux conditions tempérées chaudes, raison pour laquelle ils manifestent peu d'intérêt pour la remontée d’eaux froides.
Cette illustration examine certains facteurs en jeu dans la migration des sardines.
Les résultats expliquent, en outre, l’absence de course des sardines les années où il n'y a pas d'eau froide ascendante sur la côte sud-est. Cette remontée attire l'espèce de la côte ouest dispersée dans cette côte sud, bien qu’elle ne soit pas bien adaptée aux températures plus élevées de l'eau de cette région. Ces poissons considèrent essentiellement les régions de remontée d'eaux froides du sud-est comme un habitat de la côte ouest. Pendant une courte période, c'est comme s'ils étaient de retour chez eux dans l'Atlantique ; cependant, lorsque la remontée des eaux froides prend fin et que la température de l'eau augmente, leur fatale erreur devient manifeste.
À ce stade, les prédateurs ont repéré leur présence et, en tentant progressivement de s’échapper les sardines se déplacent de plus en plus vers le nord, dans un habitat subtropical d’une chaleur insupportable. Le sort des poissons qui survivent à la course des sardines est incertain.
Notre explication génomique montre qu'il reste encore beaucoup à découvrir sur la façon dont la vie marine interagit avec son environnement. De nombreuses recherches intégratives et multidisciplinaires doivent encore être menées avant que l'homme puisse bénéficier efficacement et durablement de l'incroyable diversité de la vie et des ressources disponibles dans la mer.