L’Afrique : une terre fertile en conflits?
Si les tensions ethniques sont souvent mises en avant pour expliquer les conflits en Afrique, l’impact des inégalités d’accès à des terres fertiles serait largement sous-estimé. L’analyse de trois économistes dans ce nouvel article de « Dialogues économiques ».
Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.
L’analyse des conflits en Afrique met souvent en lumière l’existence de tensions ethniques. Mais nombre de ces dernières sont dues à des problèmes d’accès aux terres fertiles, sources d’inégalités. Les économistes Nicolas Berman, Mathieu Couttenier et Raphaël Soubeyran creusent la question de l’impact de la productivité des sols agricoles sur les conflits. Leur analyse suggère que plus il y a de différences de fertilité entre les terres, plus le risque de violence locale grandit.
L’origine des violences en Afrique Sub-Saharienne est souvent attribuée à des problèmes liés à « l’identité ethnique » comme en témoignent la guerre civile au Rwanda ou le génocide des Tutsis qui a fait entre 500 000 et un million de victimes en 1994;1 la guerre civile qui fait rage en Somalie depuis 1991, ou la guerre du Darfour depuis 2003 au Soudan. Beaucoup d’études historiques ou économiques s’intéressent à l’aspect identitaire des violences. Néanmoins, invoquer une cause unique pour ces évènements est réducteur, car les conflits découlent toujours de causes multiples et complexes telles que les variations des prix des minerais ou l’accès aux ressources naturelles.
En 2015, selon l’Organisation des Nations Unies pour la Nourriture et l’Agriculture (FAO), 62% de la population d’Afrique Sub-saharienne habitait en zones rurales.2 L’accès aux terres fertiles y est donc un sujet crucial, qui a souvent été mentionné comme facteur de conflit potentiel. C’est ce qu’étudient Nicolas Berman, Mathieu Couttenier, Raphaël Soubeyran en s’intéressant aux inégalités dans l’accès aux terres fertiles en Afrique sub-saharienne.
Terre (fertile) à terre (d’inégalité) ?
Etudier comment les différences de fertilité des terres affectent les conflits est complexe. D’une part, les données sont rares. D’autre part, la qualité des sols peut être corrélée à d’autres caractéristiques locales étant aussi sources de conflits, rendant difficile l’identification d’une relation causale. Les auteurs ont donc choisi une méthode indirecte. Ils ont combiné des informations sur la fertilité naturelle des sols et les biens agricoles produits localement avec des données sur les variations de prix mondiaux des composants des engrais. En effet, les engrais ont des effets différents selon la fertilité naturelle des sols : les variations de leurs prix affectent non seulement le rendement agricole moyen (plus les engrais sont chers, plus le rendement sera bas), mais aussi l’hétérogénéité de ces rendements (si les engrais sont chers, la différence entre les rendements des terres naturellement fertiles et celles peu fertiles sera plus grande). En d’autres termes, les variations des prix mondiaux des engrais peuvent être utilisées pour étudier l’impact d’une augmentation des inégalités de fertilité des sols sur les conflits locaux. Les auteurs se sont concentrés sur la période 1997-2013 en Afrique Sub-Saharienne, qu’ils ont découpée en cellules de 55 x 55 kilomètres.
Comment l’économie étudie-t-elle les conflits ? De nombreuses théories permettent de les modéliser. Dans cette étude, les auteurs utilisent un modèle dans lequel les individus ont le choix entre deux options : travailler leurs terres pour en tirer un revenu agricole ou entrer en conflit avec leur voisin pour tenter de s’approprier ses terres. Le second choix implique la perte de la valeur de la production, qui n’a pas eu lieu car l’individu a choisi une activité de conflit plutôt que le travail agricole, c’est le « coût d’opportunité » des conflits. Quand le revenu lié à sa terre baisse beaucoup plus que le revenu du voisin, travailler sa terre est moins rentable, le coût d’opportunité baisse : attaquer un voisin, quitte à perdre sa propre production, devient dès lors un choix « rentable ». Ce choix l’est d’autant plus que les terres avoisinantes sont fertiles.
Nulle terre sans guerre
Plus la qualité des sols est hétérogène, plus l’effet sera important, notamment dans les régions très agricoles. Les estimations des auteurs suggèrent que, dans les régions aux sols de qualité très disparate, quand le prix des engrais augmente, la probabilité de conflit s’accroît de 9,6 %, contre 5,9% pour des terres moins hétérogènes. L’inégalité dans l’accès aux terres fertiles est donc un facteur non-négligeable de conflits.
D’autres facteurs amplifient les conflits : dans les régions particulièrement denses en population ou celles partagées entre plusieurs groupes ethniques, une augmentation du prix des engrais entraîne davantage de conflits. L’effet est présent même si les terres à la fertilité hétérogène sont détenues par un seul groupe, mais s’amplifie quand elles sont aux mains de différents « groupes ethniques ».
Cela ne va pas sans rappeler le cas du Rwanda. En effet, la densité de la population y a triplé entre les années 1960 et 2012 pour atteindre 303 personnes au kilomètre carré. Cette densification de la population s’est accompagnée d’une réduction de la taille moyenne des exploitations agricoles et une concentration des plus grandes terres arables aux mains de peu de personnes.3 Ainsi, l’inégalité d’accès aux terres a pu contribuer au conflit qui conduisit au génocide des Tutsi, la seconde « ethnie »4 au Rwanda. C’est d’autant plus probable que, traditionnellement, Hutus et Tutsi se différenciaient surtout par leur pratique agricole (élevage et agriculture). Les économistes n’ont pas vocation à réécrire l’histoire, mais leur recherche permet d’éclairer ici l’impact des inégalités de fertilité des terres sur la probabilité de conflits. De plus, de telles études permettent d’envisager de nouvelles manières d’éviter les violences.
Vers plus de terres prospères ?
L’Afrique est souvent décrite comme le seul continent où la « révolution verte » n’a pas eu lien : agriculteurs n’utiliseraient que peu d’engrais et seraient par conséquent peu touchés par les variations de leurs cours sur les marchés internationaux. Avec leur étude, Nicolas Berman, Mathieu Couttenier et Raphaël Soubeyran montrent qu’il n’en est rien. En effet, l’augmentation de la probabilité des conflits due à la montée des prix des engrais double entre les pays en utilisant le moins (République Centrafricaine) et ceux en utilisant le plus (Malawi). Pour réduire les violences en Afrique, une piste serait donc de réguler les prix des engrais sur les marchés, ou de modifier la façon dont les engrais sont subventionnés pour stabiliser les revenus des agriculteurs dont les terres sont relativement moins fertiles.
De plus, l’étude est intéressante dans l’optique de réformes agraires visant à redistribuer les terres arables aux personnes la cultivant. L’inégalité d’accès aux terres fertiles est un facteur déterminant des conflits, et le savoir enrichit la réflexion autour de telles réformes et de la manière de les mener à bien. Cependant, ces réformes sont complexes à mettre en place. Ainsi, au Zimbabwe, 1% de la population possédait, au début des années 2000, 70% des terres agricoles,5 ce qui a conduit à diverses réformes agraires qui se sont traduites par un effondrement de l’économie et de la production agricole du pays.6 Il n’existe pas de solution miracle pour résoudre les conflits en Afrique ou réduire les inégalités d’accès à la terre, mais comme l’écrivait Frank Herbert dans son œuvre Dune : « La véritable richesse d'une planète est dans ses paysages, dans le rôle que nous jouons dans cette source primordiale de civilisation : l'agriculture. »
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